Le
soleil disparaît lentement derrière les toits, inondant
de lumière les ardoises rougeoyantes, inondant d'une
luminosité sanguine les mansardes et les pignons. Les flaques
stagnant entre les pavés semblent être des mares de sang
dans lesquelles s'abreuvent les pigeons éclaboussés par
les pas rapides des quelques passants, fantomatiques silhouettes qui
disparaissent au tournant d'une rue.
Avide
de ces derniers rayons lumineux, je grimpe péniblement sur un
toit, et m'allonge sur une cheminée, buvant de tout mon être
la couleur rubis qui s'estompe peu à peu, la laissant
m'envahir et réchauffer une fois encore mon corps affaibli.
Mais cette lumière que je voulais rassurante me submerge et,
comme le sang qui s'écoule dans ma gorge laisse dans ma
bouche un goût salé et doucement rance, elle m'écoeure
et je dois lutter contre les nausées qui me saisissent de plus
en plus violemment.
Enfin,
l'astre se cache complètement dans sa demeure nocturne et
laisse place à l'obscurité naissante. L'ombre
grandissante gagne la ville, descendant doucement des clochers aux
toits, des toits aux fenêtres, des fenêtres aux pavés.
L'immense cité sombre dans le sommeil, ce soir tout est
ténèbres, et le monde est recouvert de suie. Doucement,
une première goutte tombe, suivie d'une autre, et la pluie qui
dégouline sur mes joues laisse derrière elle de fins
sillons qui se mêlent inextricablement à mes larmes.
J'ai
froid, j'ai peur. Je sais que je vais mourir ce soir, étendu
sur cette cheminée qui domine la ville. L'obscurité est
totale et je frissonne. J'appelle de toute mes forces la lune mais le
disque argenté reste invisible. Je voudrai me lover dans un de
ses doux rayons, mais tout est opaque, et même l'air qui
s'infiltre dans mes poumons est chargé de cette détestable
ombre glacée.
Les
nausées reprennent, et mes frissons se transforment en
tremblements incontrôlables. J'ai l'impression d'être en
train de vomir par à-coups le peu de vie qui m'habite encore.
Un spasme soudain me déchire le corps, me transperce de part
et d'autre, raidissant tous mes muscles, cambrant mes reins vers le
ciel, et ma bouche s'ouvre sur un hurlement inaudible. Aucun son ne
sort de ma gorge meurtrie, la vrille de douleur qui m'envahit est
ineffable. Elle s'infiltre dans toutes les fibres de mon être,
les tordant, les déformants jusqu'à les rendre
méconnaissables, me torturant insoutenablement, faisant monter
inexorablement la souffrance vers son paroxysme le plus violent.
Brusquement,
elle se retire aussi douloureusement qu'elle est venue, vidant mon
être de toute sa substance, l'abandonnant à la nuit. Je
sens que le néant dans lequel le monde est plongé
s'insinue dans le vide qu'elle a créé en moi,
détruisant les derniers vestiges de mon humanité
déchue. Vainement, je tente de lutter contre ce néant
qui me pénètre, mais il gagne en puissance, et
impuissant je le sens de plus en plus fort en moi jusqu'à ce
qu'enfin il gagne mon coeur qu'il remplace peu à peu.
Alors,
mes larmes cessent et à bout de force je peux contempler
intensément le noir au-dessus de moi, autour de moi, en moi.
J'ai l'impression d'être suspendu dans des ténèbres
qui font partie intégrante de moi, d'être néant
dans le néant, d'être infini dans l'infini. Je ne fais
plus qu'un avec l'ombre du monde. Doucement, je me relève et
toute trace de fatigue ou de faiblesse a quitté mon corps.
L'obscurité glisse autour de moi et m'enveloppe, je la sens
avec délice frôler ma peau et s'ouvrir à chacun
de mes pas pour ensuite se refermer derrière moi, m'effleurant
avec délicatesse de son souffle léger.
La
nuit est mienne, et je suis sien. Pourquoi me semblait-elle si
pesante, alors qu'elle n'est en réalité que caresse ?
Je plonge en moi-même, mais aucune des émotions et des
sensations grossières qui m'habitaient n'a subsisté :
le froid, l'angoisse, la douleur ont disparu à jamais et ont
laissé place aux ténèbres. La nuit vient
d'accoucher d'un nouvel enfant, la pluie a cessé et la lune a
réapparu. Levant les yeux, je lui souris et d'un pas sûr
je me dirige vers ma nouvelle existence de vampire.